Home Scène Canadienne Le début de la fin – ou l’ABC du philanthrocapitalisme

Le début de la fin – ou l’ABC du philanthrocapitalisme

Publié le 26 Août 2024 par

Préambule : GAMIQ

Une mise en contexte s’impose. L’article que vous vous apprêtez à lire est un article refusé découlant d’une commande, qui a été jugée irrecevable. Il s’écarte, semble-t-il, de la mission du Crew, soit de valoriser la scène locale. Qui plus est, l’article se veut un tour d’horizon coup de poing et une analyse sur les effets pervers qu’ont les commanditaires, tous azimuts, sur les médias et sur tout autre organisme qui bénéficie de leur argent. Bien décidé à préserver ma dissidence, voici l’article.

La liberté, c’est une valeur en soi. Si tu mets des conditions à ça, t’es pas un progressiste, t’es un trou de cul.

– Pierre Falardeau

Introduction

Alors, la Gamiq veut placer le Bad Crew sous la tutelle d’un commanditaire ? Pas de problème, mais il y a un prix à payer par contre. Les commanditaires ne sont pas les sauveurs du peuple et de la démocratie, comme ils prétendent l’être en subventionnant des médias ou autres organismes. Ce sont plutôt des loups affamés, qui s’invitent là où on ne les veut pas. Ils attendent patiemment pour planter les crocs acérés de la finance dans le cou de la démocratie, pour la mettre à genoux. Les loups ont soif.

Naissance de la commandite

Un commanditaire n’est rien d’autre qu’un exercice philanthropique. Pour revenir aux origines de la commandite, il faut reculer de près de 2 500 ans. Les familles fortunées, comme celles de Jules César ou de Léonidas, font construire des monuments. Ainsi, ils exposent leur notoriété et leur pouvoir aux yeux de tous. Dès 1860, en Australie, la commandite est utilisée auprès de compagnies qui s’associent au sport pour créer de la visibilité dans le but d’acquérir une nouvelle clientèle. Le concept est ainsi popularisé et propulsé vers de nouveaux sommets par les États-Unis. Coca-Cola a établi en 1928, un partenariat de 104 ans avec les Jeux olympiques. Rappelons que Coca-Cola est reconnue internationalement pour violer les droits humains. Entre autres, en Colombie, qui se traduit par de violentes répressions antisyndicales, notamment par l’assassinat et par la torture de plus de dix syndicalistes, en plus de liens présumés entre Coca-Cola et des groupes paramilitaires

Tiré du film L’Affaire Coca-Cola, sorti en 2009

Hier à aujourd’hui

L’avènement technologique des années 40 fait croître considérablement la commandite à la télévision et au cinéma. C’est ainsi que le capitalisme allonge ses tentacules dans les secteurs de la télévision, du cinéma et des médias. La possibilité de rejoindre les masses par le biais de publicités fait partie des facteurs déterminants dans l’évolution des commanditaires. La seconde révolution technologique, celle d’Internet, rend l’information toujours plus accessible et bouscule au passage le modèle économique des médias. Maintenant que leur économie est fragilisée, la récession économique de 2008 fait entrer le loup dans la bergerie.

Lors de cette récession naît un rapport de force inégalitaire inédit. Les médias ont désormais besoin des dons des commandites pour survivre. Il s’installe donc un climat de méfiance et de peur. « Parfois, il y a plus que de l’autocensure, selon Louise Leboeuf, ancienne directrice du journal communautaire de Malartic. En 2009, le journal, aujourd’hui fermé, a perdu des revenus publicitaires en raison de textes jugés défavorables par l’ancien propriétaire de la mine. Osisko n’était pas satisfaite du traitement journalistique, affirme Mme Leboeuf. Ils l’ont fait, ils ont coupé l’entrée de publicités dans le journal », a-t-elle confié à Radio-Canada. C’est ainsi que la censure et l’ingérence s’installent et créent un climat néfaste dans le monde médiatique, qui rappelons-le, a un effet direct sur la démocratie. La dépendance des médias aux commanditaires est l’un des indicateurs du déclin démocratique d’une société. 

Rapport de force

Prenons le cas de « Coup de pouce », rapporté par La Presse en 2013 : « On nous demande aujourd’hui des choses qui sont en contradiction avec les principes qu’on nous enseignait en journalisme », a déclaré Geneviève Rossier, directrice de Coup de pouce. Elle a confié avoir refusé un concept de contenu commandité qui allait trop loin, selon ses critères. Résultat : l’annonceur a annulé tous ses investissements dans Coup de pouce, l’équivalent de deux salaires annuels de journalistes. « Ai-je pris la bonne décision ? », s’est demandée Mme Rossier ce jour-là. 

En mai 2019, à Rouyn-Noranda, une étude publiée produit une onde de choc. Elle révèle que les enfants vivant aux abords de la Fonderie Horne, propriété de Glencore, ont une concentration d’arsenic beaucoup plus élevée que la normale. Certains organismes bénéficient de commandites de l’entreprise et ont préféré garder le silence lorsqu’ils ont été interpellés par Radio-Canada. D’autres ont cherché à épargner l’entreprise. Peur de représailles ? Les limites de l’action politique et de la liberté d’expression sont durement atteintes par les commanditaires, notamment par la peur de perdre des revenus, qui sont parfois névralgiques pour la survie de l’organisation. 

Toujours à Rouyn-Noranda, en avril dernier, le groupe de musique hardcore Guhn Twei, s’est vu annuler un spectacle au festival AlienFest de La Sarre, à cause de propos tenus dans leurs chansons, qui visent la multinationale Glencore. La peur de perdre son financement se traduit souvent par de l’autocensure et cette mécanique n’est pas restreinte aux médias. Elle s’applique à tous les domaines que la commandite touche.

Le déclin

Comme le but avoué d’un commanditaire est de maximiser son retour sur investissement, Michel Chartrand vulgarise la philosophie du capitalisme ainsi : « le capitalisme c’est le maximum que tu peux, dans un minimum de temps, point ». Il faut voir la commandite comme ce qu’elle est : une opération commerciale aiguisée qui vise à vendre un produit, au détriment du média, de l’organisme et de la démocratie, s’il le faut. Ce qui compte pour les commanditaires, c’est leur marque et l’image de marque qui produisent du capital et donc, dans une société capitaliste, du pouvoir. Cette concentration du pouvoir devient peu à peu un obstacle à la démocratie.

La presse et les médias étant considérés comme le « 4e pouvoir démocratique » face aux trois pouvoirs que représente l’État, soit : exécutif, législatif et judiciaire. S’ils perdent de leur influence, lorsqu’une censure s’applique et perd de sa liberté d’action politique, c’est la société au complet qui en paie les frais. Ce qui rend le cinquième pouvoir, l’argent, encore plus puissant et légitime. 

Si les commandites sont un exercice philanthropique, celles-ci insufflent des valeurs managériales et antidémocratiques dans des sphères qui pouvaient y être imperméables, jusqu’ici. Par exemple, les organismes communautaires. Il n’est pas rare que le philanthrocapitalisme, Centraide, pour ne nommer que celui-là, vienne troubler la liberté démocratique. Cela crée de facto de l’ingérence par le biais de la reddition de comptes et autres exercices comptables managériaux imposés par ces compagnies, sous le fallacieux couvert « de la saine gestion ». Elles peuvent aller jusqu’à limiter l’action politique, parce que lesdites actions ne cadrent pas « dans les valeurs de l’entreprise ». Et c’est ainsi qu’un recul démocratique au profit de l’entrepreneuriat privé s’articule par l’intermédiaire d’une commandite.

Financement gouvernemental

A contrario du privé, le financement gouvernemental médiatique ne s’ingère pratiquement jamais, selon Simon Van Vliet, président de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Il écrivait en 2016 : « [le financement de l’état] en place depuis des décennies, ces mesures n’ont donné lieu à aucune ingérence politique des gouvernements dans le contenu éditorial. […] L’influence grandissante qu’exercent les intérêts privés des propriétaires de médias et des annonceurs sur le travail des journalistes semble être une menace bien plus immédiate à l’indépendance de la presse qu’une hypothétique influence gouvernementale. »

Bien que le milieu culturel puisse bénéficier d’un modèle de financement différent des médias, souvent le financement est désintéressé par les organismes d’État. Nous ne pouvons évoquer le financement de l’art par une société d’État et la censure sans souligner le cas Pierre Falardeau. Son film Octobre a fait polémique à sa sortie. Un sénateur fédéral, Philippe Gigantès, est intervenu à Radio-Canada afin de dénoncer ledit film. C’est à ce moment que le financement via un organisme fédéral apparaît comme un organe politique avec une ligne éditoriale claire à respecter, sous peine de se faire couper ses subventions. Le temps des « bouffons » a dû être fait en catimini. Sans quoi le film n’aurait jamais vu le jour à cause de son contenu subversif. L’ONF s’est dédouané de ce film subversif, pendant de longues années d’ailleurs. Un autre organisme fédéral qui a une ligne éditoriale. Maintenant, le film apparaît sous la section « classique » sur le site de l’ONF. Comme quoi, tout se récupère, en autant que ça puisse bénéficier au final, au commanditaire. 

Conclusion

Enfin, quand la philanthropie, privée ou étatique, donne, elle s’assure d’abord qu’il n’y a aucune dissidence. Sans odeur, sans saveur, parfaitement inoffensive. Ainsi on contrôle le message et le messager par un rapport de force créé par l’ingérence, l’argent. Sartre écrivait en 1946, dans son livre, Existentialisme est un humanisme : « l’acte individuel engage toute l’humanité ». Dès lors, nous devons nous responsabiliser devant nos choix. Nous devons garder en tête qu’accepter l’introduction des commanditaires, sous son propre chef, engendre des conséquences pour l’ensemble de la société. C’est pourquoi les milieux des arts et des médias doivent impérativement demeurer indépendants. 

Voilà, crachons à la gueule des commanditaires, à la philanthropie et au philanthrocapitalisme. Vous voyez la pub, juste en dessous ? Faites-nous plaisir et prenez-là pour cible.

Rédaction : Charles Loco

Correction : Val Girard

Révision : Julie Fortin